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Le pouvoir de la fiction à l’aune des élections américaines

Pas très étonnant quand on voit The Apprentice que l’équipe de Trump ait cherché à empêcher sa sortie.

Mais, malgré l’opportun timing de celle-ci (ce vendredi aux Etats-Unis, donc à trois semaines des élections, pile poil au début du money time), malgré le pouvoir de la fiction pour fabriquer des représentations (d’ailleurs souvent négligé par les communicants), et malgré le portrait que brosse Ali Abbasi (cinéaste fasciné par les monstres, revoir à ce sujet l’excellent Border) dans la deuxième heure du film, je ne suis pas sûr que ça jouera un rôle très important dans l’élection américaine.

Je dis bien la deuxième heure, car la première – à mon avis un moment extraordinaire de cinéma — qui raconte l’ascension et la fabrique (oui, la fabrique, car Trump est un produit, un produit qui fait vendre) du jeune Trump dans le New York des 70s, à partir de sa rencontre avec l’incroyable avocat Roy Cohn (interprété par Jérémy Strong, principalement connu pour Succession et pour avoir depuis un certain temps les honneurs de ma cover Linkedin) qui sera son mentor et lui apprendra tout, et qui montre un Trump qui conserve encore une part d’humanité, crée même l’effet exactement inverse : elle rend Trump (et Cohn) cools.

 

Ils sont infects, mais rock’n roll et donc cool. Cool comme les gangsters de Scorsese ou comme les financiers véreux du Loup de Wall Street. Des salauds magnifiques à qui on aurait presque envie de ressembler. (Et l’usage de tubes discofunk dans le film – George McRae, Baccara, KC & the Sunshine Band… est loin d’être étrangère à cette coolitude).

Après une heure de film, j’étais donc en train de me dire que The Apprentice faisait, en voulant être un super objet cinématographique, le jeu de Trump.

Mais c’est bien sûr avant la deuxième heure dont le but est de donner à voir chaque facette du monstre : dégueulasse avec son frère, malhonnête avec sa famille, odieux avec tous, menteur décomplexé, arriviste qui écrase ses alliés, violeur conjugal, et — peut-être encore plus fort pour nous dégoûter de lui (ce qui me semble être le but final d’Abbasi, bien qu’il se défende de vouloir avoir toute influence politique) : dégoûté par lui-même, son corps, sa ventripotence, sa calvitie naissante, qu’il fait opérer dans une scène quasi gore (puissance de l’image pour créer une réaction au niveau des tripes).

 

Mais pas sûr que cela ait un quelconque effet sur l’élection, donc.

Parce que tout a déjà été dit et redit sur Trump, son parcours et sa personnalité. La qualité du film étant ici de montrer les germes du Trump que nous connaissons, par exemple quand Cohn lui explique qu’il faut fabriquer sa réalité et que la vérité est un concept malléable ; quand on le voit attaquer Edward Koch, le maire de New York qui s’oppose à lui sans le début d’une argumentation (« tout le monde sait que c’est un nul ») ; ou quand, dans la scène finale, quand on voit son biographe essayer de le faire théoriser son action et que les réponses montrent qu’il n’y a au fond que de l’instinct.

Et que la seule théorie est celle de Cohn, que l’on voit dans la bande annonce et qui structure le film : toujours attaquer, toujours nier, ne jamais s’avouer vaincu — ce dernier point ayant évidemment une résonance particulière à la lumière des événements de janvier 2021.

En sortant de la séance, un voisin me fait « Eh bien, on se demande pour qui on va voter… Peut-être Harris finalement », avec un clin d’œil (très intéressant d’ailleurs de voir que ce monsieur français se pense comme électeur américain, certainement pas un cas isolé de ce côté de l’Atlantique).

Mais la réaction est typiquement française : si un type dont la personnalité et l’action ont été à ce point décrites et documentées comme toxiques et même juridiquement condamnées, est encore non seulement debout mais en passe de redevenir POTUS, c’est bien que rien n’y fait.

Vous êtes anti-Trump ? Vous serez encore plus dégoutés de ce sale type.

Vous êtes pro-Trump ? Sa morale n’est pas votre problème et vous serez fasciné par le personnage, son destin, son pouvoir, son côté Dallas (impitoyable, donc), et par ses préceptes comme celui qu’il n’y a de choix qu’entre être un tueur ou un loser. Ou bien vous direz que c’est la nième scandaleuse entreprise de déstabilisation de votre champion.

Vous hésitez ? Irez-vous seulement au cinéma voir un film sur un type dont on parle H24 ? Et ne vous demanderez-vous pas si la ficelle n’est pas un peu trop grosse ?

C’est bien que, précisément, ce qui est décrit dans le film, à savoir qu’il faut construire sa propre réalité, fonctionne parfaitement : The Apprentice, film anti-Trump, porte en lui les raisons pour lesquelles il ne peut pas avoir d’influence décisive.

(Sans même parler du fait que le 5 novembre, ça se jouera sur beaucoup d’autres facteurs, comme les ouragans).

Bon, je dis sans sans avoir trouvé d’info sur le démarrage du film aux USA. Mais il n’y a pas de variation significative sur Wikipédia, pour reprendre mon indicateur préféré.

 

Quoi qu’il en soit et pour en revenir à l’impact du film, il n’y aura que deux interprétations possibles.

Si Trump perd, The Apprentice sera cité comme un film influent.

Si Trump gagne, the Apprentice ne l’aura pas été et son rôle sera surtout, dans le futur trumpiste, d’ancrer les représentations démocrates du salaud de Président.

D’ici là, les électeurs américains auront à choisir entre la joie et la colère, car c’est in fine à cela que se résume toute l’élection. Et on sait à quel point la colère est un moteur puissant.