Les communicants à l’épreuve des dérives narratives de l’IA
- Antoine Heftler
- April 2025
Une marque, des milliers de contenus — et des dérives silencieuses
Dans notre article précédent, nous avons exploré l’hypothèse de Sapir-Whorf pour interroger la manière dont les IA, comme les humains, construisent leur représentation du monde à partir du langage. Nous évoquions alors les risques de distorsion liés aux différences de langues. Ici, le même raisonnement s’applique à l’intérieur même d’une langue : ce n’est plus seulement la traduction qui fragilise la cohérence de marque, mais la démultiplication des récits générés.
Ce que l’IA génère aujourd’hui, ce sont des mille-feuilles de variations — des récits plausibles, parfois brillants, mais rarement alignés. En l’absence de pilotage clair, ces modèles deviennent des amplificateurs d’ambiguïté : ils multiplient les angles, modulent les intentions, fragmentent la posture.
Ce ne sont pas les IA qui affaiblissent la marque, mais leur usage non raisonné, non structuré, qui dissout progressivement la reconnaissance, la lisibilité et l’autorité d’un récit pourtant stratégique.
Le défi n’est donc plus de produire, mais de tenir un cap narratif dans un environnement algorithmique fondamentalement fluctuant.
La cohérence de marque n’est pas qu’un sujet de ton, c’est un sujet de structure mentale
Les marques fortes reposent sur des invariants narratifs : des valeurs, un rapport au monde, une manière de poser les problèmes et d’y répondre. Cela va bien au-delà d’un champ lexical ou d’une ligne éditoriale.
Une IA générative ne connaît pas ces invariants. Elle les devine. Elle les infère à partir d’un prompt ou d’un exemple. Autrement dit, elle les interprète.
Ainsi, une même idée — par exemple l’innovation responsable — peut donner lieu à des récits très différents selon la formulation de la demande ou la langue utilisée. Dans un cas, l’IA mettra l’accent sur la technologie, dans un autre sur l’éthique, ailleurs encore sur l’impact environnemental. Résultat : un discours de marque fragmenté, variable, parfois contradictoire.
Et cette fragmentation n’est pas qu’un problème d’image : elle affecte aussi la visibilité et l’autorité de la marque dans les systèmes de recherche basés sur les IA génératives. Plus les contenus générés divergent, plus la signature de marque devient floue. Or les IA construisent leur représentation d’une entité à partir de modèles récurrents. Si la marque ne renvoie pas des signaux narratifs cohérents, elle sera moins bien identifiée, moins bien citée, moins bien recommandée.
En somme, moins il y a de singularité narrative cohérente, moins il y a de présence qualifiée dans les réponses IA.
Structurer une présence maîtrisée dans l’écosystème des IA
À mesure que les contenus générés deviennent des vecteurs centraux de l’expression de la marque, leur gouvernance ne peut plus reposer sur des logiques artisanales. La stratégie éditoriale doit désormais s’aligner sur les exigences du Generative Engine Optimization (GEO) : assurer une présence maîtrisée, lisible et crédible dans les environnements dominés par les IA.
Cette démarche commence par l’identification de territoires d’expression prioritaires, choisis pour leur pertinence stratégique et leur potentiel algorithmique. Elle se prolonge par la construction d’une ligne éditoriale claire, pensée comme un levier de conquête, de reconquête ou de protection sur ces territoires.
L’articulation entre ces deux dimensions répond à une double exigence : – affirmer la singularité narrative de la marque, – et émettre des signaux forts, cohérents et répétés, lisibles par les IA génératives.
Pour garantir cette cohérence dans un environnement de production automatisée, une IA de gouvernance narrative doit impérativement être mise en place. Son rôle : systématiser le contrôle de conformité des contenus à grande échelle, en intégrant les critères qui conditionnent l’intégration au consensus algorithmique des IA : fiabilité perçue, cohérence éditoriale, qualité argumentative, fréquence de mise à jour, et citations croisées.
L’enjeu n’est plus seulement de publier un contenu pertinent, mais de s’assurer que ce contenu consolide la position de la marque dans la mémoire des IA.
Les communicants, garants de la cohérence narrative à l’ère de l’IA
Les directions communication n’abordent pas l’IA générative en terrain inconnu. Depuis toujours, elles veillent à l’alignement des récits, à la cohérence des prises de parole, à la stabilité des signes identitaires. Ce qui change, c’est l’ampleur du défi : un volume croissant de contenus produits automatiquement, dans des formats variés, pour des contextes multiples.
Dans ce nouvel environnement, leur rôle prend une dimension structurante. Elles disposent d’un double capital :
- Une proximité avec les sources qui alimentent les IA (sites, publications, communiqués, medias)
- Une compréhension profonde de ce qui fait la singularité narrative de la marque.
Ce positionnement leur permet de devenir des acteurs clés de la gouvernance narrative à l’échelle. Non en imposant un discours figé, mais en orchestrant des lignes de cohérence, des signaux éditoriaux forts, des points de repère reconnaissables — pour les publics comme pour les IA.
L’IA devient ici un levier complémentaire, en même temps qu’un nouveau persona central : – pour créer plus vite, mais de façon alignée, – pour analyser les écarts, les glissements, les signaux faibles, – pour renforcer la présence de la marque dans les représentations générées.
La marque devient un système vivant. Et la direction communication, le garant de sa stabilité narrative — mais aussi de son adaptation aux sensibilités culturelles et locales.
Car une autre complexité s’annonce : celle des implicites. Certaines cultures n’expriment pas de la même manière la confiance, l’autorité, l’innovation, la transgression. Certaines formulent leurs attentes en creux, par le contexte, le non-dit, les symboles.
C’est cette dimension — celle des tabous culturels et des biais invisibles — que nous aborderons dans le prochain article.
Vous voulez (re)lire notre article sur l’hypothèse Sapir Worf ? Il est à un clic d’ici !
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