Une bonne métaphore vaut mieux qu’un long discours
Quand il s’agit de définir l’ADN d’une entreprise, on désigne ses valeurs et sa culture, discerne son histoire, caractérise sa raison d’être, sa vision et ses missions. Le terme est à ce point passé dans le langage corporate courant qu’on n’y prête guère attention. « A.D.N. », « acide désoxyribonucléique ». Autrement dit, une métaphore : on parle de quelque chose en termes d’autre chose, on désigne des choses abstraites à l’aide d’images concrètes.
Sous son jour (son joug ?), l’organisation devient organique, mais d’une organicité biaisée : la métaphore génétique véhicule une conception déterministe et monochrome de l’identité – contre une appréhension plurielle et évolutive de cette même identité. Le langage présuppose ici-même une rigidité et un déterminisme. D’autres images tendent à rendre l’institution mécanique (avec l’utilisation de termes tels que « rouages ») ou encore politique (« manifeste »), voire parfois religieuse (« crédo »).
Mais la métaphore n’est pas qu’une question de langage. Elle engage également la structure même de notre pensée. C’est ce que démontrent les dernières avancées de la linguistique cognitive, c’est-à-dire de la science qui étudie le langage avec les outils des sciences cognitives (dont l’imagerie cérébrale). Ce qu’on constate : quand un discours contient des métaphores, les différentes zones de notre cerveau s’activent plus rapidement et plus durablement : la métaphore fait empreinte tandis qu’un discours rempli de concepts génériques et abstraits effleure nos neurones et s’évapore promptement. Conclusion : la métaphore est au cœur de nos processus mentaux, elle est même au fondement de tous nos concepts. Nous post-rationalisons, mais d’abord nous appréhendons et éprouvons le monde au moyen d’images : nous sommes embodied mind, indissociablement esprit et corps, esprit comme corps. C’est l’objet même de la somme magistrale de George Lakoff et Mark Johnson, intitulée Philosophy in the flesh : the embodied mind and its challenge to western thought (1999). Pionniers en la matière, le linguiste et le philosophe avaient posé dès 1980 (Metaphors we live by) l’hypothèse selon laquelle notre vie quotidienne est structurée par les métaphores, et ils avaient étudié la façon dont les différentes cultures avec leurs métaphores propres font appréhender les mêmes phénomènes d’une manière parfois divergente*.
Aussi les métaphores ne sont-elles pas qu’un outil de compréhension, mais également un moyen de faire l’expérience (physique) de ce que nous entendons ou disons. Elles permettent d’aboutir à des « concepts sensibles », de créer des « synesthésies conceptuelles » (conceptual sinesthesia) qui engagent tous nos sens, l’intégralité de notre être et nous influencent dans nos prises de décision – écouter à ce propos la conférence TEDx de James Geary, intitulée Metaphorically speaking. La métaphore confère donc de la sensorialité au discours. Parler de « L’Innovation, point », c’est une chose. Parler de l’innovation comme « voyage » (explorer, parcourir, nouveaux chemins), comme « lumière » (éclaireurs, mettre au jour, dévoiler), comme « extraction » (creuser, forer, pépite), c’est faire une certaine expérience de l’innovation. C’est aussi conduire sa politique R&D d’une certaine façon et pas d’une autre.
Car aucune métaphore n’est neutre. Bien choisir ses métaphores est fondamental : cela engage l’identité et pas seulement le verbe (l’identité verbale, donc). Par exemple, quand nous utilisons toute la panoplie du discours martial pour parler de notre vie d’entreprise – à travers des expressions symptomatiques telles que « faire le siège du bureau de son patron », « batailler pour un poste », « mener une campagne » –, notre vie professionnelle se fait plus hostile que si nous structurons notre expérience à l’aide des métaphores du voyage, du jeu, de l’apprentissage. Mais, dans certains contextes, certains ont besoin de s’affirmer « guerriers » : dans ce cas, la métaphore fait sens. Encore que… Car il faut par surcroît songer à quel type de guerrier on veut ressembler : mercenaire ou chevalier, va-t-en-guerre ou stratège, fantassin ou pirate. Et pirate, on peut l’être de bien des façons : boucanier ou corsaire, forban ou flibustier, Barbe-Noire ou Jean-Bart, François l’Olonnais ou Surcouf. Les univers de sens et d’expérience qui en résultent ne sont pas les mêmes.
Certaines métaphores sont aussi plus fertiles que d’autres. Dans La Métaphore vive, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) montre combien de nombreuses métaphores, pareilles à des astres multimillénaires, se sont éteintes, figées, congelées dans le lexique, ne permettant pas d’ouvrir le sens. Tandis que d’autres, ardentes, acerbes, perçantes, font circuler des unités vives et vivaces de sens entre comparant et comparé. Les premières sont des images creuses, des clichés (« ouvrir une piste de réflexion », « secouer les idées reçues ») quand les secondes, encore neuves, permettent de créer des images marquantes puisqu’il y a collision entre deux éléments qu’on n’a pas l’habitude de rapprocher l’un de l’autre. « Poètes-paysans » (L’Oréal), « épiciers-poètes » (Hermès), « jeu de jambes » (Danone) : certaines entreprises manient avec brio l’art de leurs métaphores.
Que vous soyez donc « capitaine du navire », « bras droit », « en bas ou en haut de l’échelle », « à l’aube ou au bout » de votre « carrière », choisissez bien vos métaphores. Bien plus littéralement qu’on ne le croit, ce sont elles qui nous gouvernent.
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