L’entreprise peut-elle se singulariser sans cliver ?
L’idée reçue
Il y a quelques années encore, une bonne publicité pour une marque grand public ne devait pas « cliver », mais au contraire concerner le plus grand nombre. Le mot est passé ensuite dans le monde de l’audiovisuel. Les grandes chaînes de télévision ont commencé à bannir les programmes trop « clivants » : la violence, les polémiques, les identités…
Mais ça, c’était avant l’ « archipélisation », la TNP, la télévision en continu… et surtout les réseaux sociaux, qui donnent une incroyable résonance aux minorités et plus globalement à l’opinion « vocale ». Or, dans ce nouveau paysage, il est admis que les marques s’engagent et donc clivent, soutenant ici le féminisme (MeToo), là la lutte contre le racisme (BlackLivesMatter), parce que leurs identités sont par nature clivantes. C’est moins le cas des entreprises, dont la vocation est plus œcuménique : embaucher des gens, des actionnaires, des fournisseurs… qui se situent sur tout le spectre des opinions. C’est le syndrome LinkedIn – « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » –, qui conduit à une banalisation du discours corporate et à un manque de saillance qui nourrit le washing.
C’est vrai, mais …
L’entreprise est, comme les marques, soumise à l’opinion publique, qu’il s’agisse de son expression organisée – les parties prenantes – ou de son expression inorganique, qui se révèle lors d’événements imprévus (guerre en Ukraine…). Rassembleuse, doit-elle se taire ? Dire des choses convenues et qui font consensus ? Ou communiquer sur sa différence ? Et de quoi cette différence est faite ? De l’éthique.
Un terme qui peut être discuté, mais qui regroupe le corpus qu’elle construit pour agir dans les interstices créés par la fin des croyances, l’absence d’un droit normatif international et la montée des risques, notamment technologiques, dont elle est inévitablement l’actrice. Cette éthique comprend à des degrés divers des engagements sur la gouvernance, la déontologie et les valeurs. Elle constitue désormais un avantage compétitif. Or les entreprises en parlent peu. Pour trois raisons : parce que cette éthique, notamment l’« éthique des valeurs », ne débouche pas toujours sur des principes d’action précis ; parce qu’elles visent avant tout l’interne et parce que le sujet est complexe et au mieux réservé à des publics avertis. Ce devrait être pourtant LE sujet de la communication corporate. Combien de contenus sur la gouvernance ? Sur l’encadrement des pratiques professionnelles ? Sur les valeurs et les principes d’action qui en découlent ? Combien de directeurs de l’Éthique sont valorisés sur les réseaux sociaux ? Peu, trop peu. Il ne s’agit pas ici de cliver, comme peut le faire une marque, mais de dire sa différence, de montrer que l’éthique est une chose sérieuse, qui s’affine jour après jour grâce à l’écoute de la société.
Pour les audiences
Et pourtant, les sujets « éthiques » sont nombreux (dans l’ordre, selon un sondage réalisé par le cabinet Research International pour le compte du magazine Stratégies) : l’emploi des enfants, la santé et la sécurité des clients, la prise en compte de leurs réclamations, les licenciements boursiers, l’implantation dans des pays ne respectant pas les droits de l’homme, les pratiques financières douteuses, la délocalisation, la présence territoriale, le salaire des patrons… On retrouve certains de ces sujets dans les matrices de matérialité (Qui y a accès ?). Mais comme on le voit, leur traitement est complexe. Ils méritent un traitement profond et parfois « à froid ». Une attitude rare dans les « rédactions » d’entreprise. Ignorer ces sujets est pourtant un risque : selon l’étude 2018 Ethics at Work – France réalisée par l’Institute of Business Ethics (IBE), la majorité des salariés français se déclarent disposés à prendre la parole lorsqu’ils constatent qu’une faute professionnelle a été commise au travail (52 % contre seulement 44 % en 2015). Une attitude qui devrait se développer avec la protection accrue des lanceurs d’alerte. Néanmoins, les audiences n’attendent sans doute pas des entreprises qu’elles soient irréprochables, pas davantage que les curés qui écoutent les confessions de leurs ouailles. Elles comprennent la dialectique – la gestion D’INTÉRÊTS contradictoires –, le pragmatisme, comme en témoignent les débats sur la présence des entreprises en Russie depuis la guerre en Ukraine. Il y aura toujours des intégristes. Mais pour l’immense majorité des gens, le sujet est qu’il existe une éthique, des pratiques sincères, et d’entrer dans les coulisses de sa fabrication et de son suivi.
Pour l’annonceur
Ce traitement de l’éthique, ou plutôt des éthiques – de la gouvernance, de la déontologie et des valeurs –, est indispensable : communiquer sur ses engagements et les principes d’action qui en découlent, leur mise en œuvre concrète et les difficultés afférentes, l’implication des collaborateurs à les défendre et le reporting qui s’y applique. Ce qui suppose proactivité et pédagogie voire controverse. Proactivité, car il ne faut pas se laisser dicter son agenda par les événements – le hacking banalise les propos et éveille la méfiance – et se limiter aux figures classiques de la RSE (diversité, environnement, bien-être au travail…), qui ont le même effet. Il faut dire sa différence et ABORDER L’ÉTHIQUE DANS TOUTE SA DIVERSITÉ. En faire un fil conducteur de ses politiques éditoriales (ou de sa « maison des messages » ), ce qui suppose bien sûr la solidité du corpus de référence et la fluidité du sourcing (une direction de la communication branchée avec la direction de l’éthique…). Cette démarche n’ira pas sans pédagogie – expliquer, comme l’a fait Schneider Electric, que le travail des enfants est malheureusement indispensable dans certains pays, ce qui n’empêche pas d’accroître leur capacité à devenir des adultes insérés – et parfois controverse ou plutôt débat avec les parties prenantes et l’opinion. Il faut faire passer l’idée que rien n’est simple et que la responsabilité des entreprises est un combat difficile. Que le pragmatisme est préférable aux bonnes intentions.
Les contenus d’entreprise « clivants » selon Angie
Ne pas confondre Éthique et éthique
Le sujet n’est pas l’éthique au sens des directions du même nom – la compliance, si l’on préfère – mais l’Éthique, c’est-à-dire l’ensemble des principes qui guident l’entreprise dans sa relation avec ses parties prenantes et plus généralement avec la société : gouvernance, déontologie, valeurs. Sur le plan éditorial, il s’agit de : présenter ces principes, en donner des preuves, montrer comment des arbitrages difficiles ont été rendus en leur nom.
Donner des preuves, des contre-preuves et des preuves à créer
Pour en faire un sujet passionnant, difficile de ne pas en avoir fait avant un sujet de communication interne. Pour que les salariés la co-définissent et/ou l’actualisent, la connaissent – comme un ensemble cohérent – et la passent au tamis des preuves, des contre-preuves (plutôt prises dans le passé de l’entreprise) et des preuves à créer. Et aient appris à « jouer avec l’éthique » en simulant des décisions complexes. De cette base naîtra une communication différenciante.
Assumer la complexité
La crise ukrainienne l’a montré : la même raison d’être peut vous faire rester en Russie (protection des salariés, continuité des services aux populations locales…) ou en partir (respect des droits humains…). Souvent, l’opinion – à différencier de l’« opinion vocale » qui sature Twitter et autres réseaux sociaux – comprend que l’entreprise gère des contradictions et que l’éthique, justement, lui permet d’arbitrer (les règles de gouvernance notamment). Ces arbitrages sont une mine d’informations. Les évoquer est le carburant de la confiance.