Twitter devenu X : la confusion durable ?
Après le rachat quasi « forcé » de Twitter par Elon Musk en octobre 2022, le réseau dont l’emblème était jusqu’ici l’oiseau bleu est officiellement devenu «X » le 24 juillet dernier.
Ne dites plus « tweetter » (gazouiller) ou « Retweet », dites tout simplement « poster » ou
« repost »…
Bien sûr, il faudra beaucoup de temps avant que l’on cesse réellement de parler de
« Twitter », tant la marque et ses usages étaient entrés dans notre quotidien, notre langage et celui des médias, qui ont toujours adoré reprendre et commenter ce qui s’y disait…
Twitter était en effet devenu une vraie antichambre du système médiatique autant qu’un lieu de débat public en tant que tel.
Cette décision, qui s’inscrit dans une série d’annonces, d’évolutions, de supputations des observateurs, et dans un contexte de très forte confusion, appelle un point général sur la situation, que nous vous proposons ici.
Où en est l’audience ? Quels sont les usages ? Qu’est-ce qui a changé depuis l’arrivée de Musk ? Que cherche-t-il à faire ? X est-il exsangue ? Que doivent faire les entreprises ? Autant de questions auxquelles nous vous soumettons une série de réponses.
Audiences : quoiqu’on en pense, elles semblent toujours bien là.
Commençons par le nerf de la guerre, la question de l’audience, ou des audiences. Elles semblent toujours être là… et même, d’après X, en progression.
L’advertising reach (certes communiqué par X) est en effet de 564 M contre 486 M il y a un an (+16%).
rapport complet : https://datareportal.com/reports/digital-2023-july-global-statshot
Même si les chiffres sont différents, Statista estime que l’audience de Twitter augmente et va continuer à augmenter.
Il faut également noter que X est le 4ème site mondial en termes d’audience (derrière Google, YouTube et Facebook).
Les nombreux changements n’ont d’ailleurs pas entraîné, selon le panel international GWI, une perception négative de la plateforme (voire au contraire) ni une volonté de moins utiliser la plateforme chez la grande majorité des utilisateurs :
Les utilisateurs restent aux 2/3 masculins, ce qui peut être interprété comme une explication de la nature de certains usages…
Les audiences des comptes les plus suivis, comme celui d’Elon Musk (150+ millions d’abonnés), ne sont pas en baisse : il a battu des records d’audience très récemment en juin et juillet avec plus de 40 millions de vues par tweet/post en moyenne.
À titre de comparaison, Emmanuel Macron réalise en moyenne 1 à 2 millions de vues par tweet/post. Ces audiences sont tout sauf négligeables.
Les comptes les plus suivis sur le réseau.
A l’arrivée, même si l’idée peut sembler contre-intuitive, et même si le sujet est débattu dans les communautés de spécialistes (voir cet article pour une analyse approfondie et contradictoire de l’évolution de l’audience de Twitter), il semble raisonnable de considérer que l’usage de Twitter (ne serait-ce qu’en consultation) est toujours très vivant et que nous sommes encore très loin d’une « grande démission » de ses utilisateurs.
Usages : toujours plus de polarisation, mais aussi un réseau « pop-corn »
Twitter / X reste très largement LE réseau sur lequel on est pour suivre, discuter, militer ou rigoler autour de l’actualité, beaucoup plus que n’importe quel autre : plus de 60% des utilisateurs disent y être pour suivre des actualités et des événements.
Les préférences des utilisateurs de chaque réseau. Où l’on voit que celle des utilisateurs de X pour l’actu est très marquée.
X conserve voire renforce sa fonction de commentaire de l’événement en live : l’événement au sens médiatique et imprévu (et notamment les crises) comme au sens attendu (grandes compétitions sportives, entertainment…). X n’est pas un média chaud, mais un média brûlant. Son slogan « What’s happening » a toujours parfaitement résumé cette vocation.
Le sport en général et le football en particulier y sont notamment extrêmement commentés. Ils constituent une importante raison d’être (ou d’utiliser) X.
Les tendances France du 12 septembre 2023 : catastrophe humanitaire, boycott, événement, hip hop, football…
Le philosophe Raphaël Enthoven, utilisateur très « addict », dit que Twitter / X est le « réseau détesté favori » de ses utilisateurs. Et, même si X n’est pas que ça, il est certainement la plateforme préférée des « haters ».
Extrait d’interview de Raphaël Enthoven à l’Express, novembre 2022
La polarisation des opinions que l’on y observe, et le climat souvent hostile qui y est décrit, qui étaient déjà une évolution absolument majeure de Twitter avant l’arrivée de Musk, se sont vus renforcés par une série de décisions de ce dernier :
- La réintégration de comptes bannis, au nom d’une certaine conception très anglo-saxonne et absolue de la liberté d’expression (les médias ont beaucoup commenté la réintégration de Donald Trump)
- Le fonctionnement de l’algorithme qui met en avant les contenus qui font fortement réagir
- Le licenciement de 4500 collaborateurs (sur 7000…) qui rend la modération très difficile (et peu souhaitée par Elon Musk)
- La décision récente d’empêcher prochainement de bloquer les trolls, annoncée en août (mais le bouton « bloquer » est pour l’instant toujours là)
« Votrce » ??? Sans doute un effet des coupces d’effectifs…
Bref, le réseau est très largement investi par des militants, quels que soient leurs obédiences), au détriment d’utilisateurs « modérés » moins vocaux, voire déserteurs.
Mais si Twitter est souvent représenté par cette dimension clash, celle du fun ne doit pour autant pas être négligée : beaucoup l’utilisent pour un côté « LOL » propre à la culture Internet (memes, punchlines…) : 35% des utilisateurs disent chercher des contenus amusants ou divertissants.
Elon Musk est lui-même un grand adepte des memes…
Enfin, et c’est un point essentiel pour comprendre X, une majorité d’utilisateurs ne fait rien d’autre que de regarder (90% des utilisateurs selon Elon Musk).
L’usage de X est donc celui d’un « réseau pop-corn », où l’on assiste à un spectacle : une minorité (déjà convaincue) débat, s’amuse et/ou s’écharpe publiquement dans l’arène ; une majorité regarde depuis les gradins, s’informe, encourage et/ou compte les points.
Fonctionnalités : de nombreuses petites évolutions testées
Qu’est-ce qui a changé sur la plateforme ? De nombreuses fonctionnalités ont été mises en place, dans une logique probablement « test & learn ».
La plus médiatisée a été le badge Twitter Blue, qui remplace la certification d’un compte (certains utilisateurs ayant malgré tout un Twitter Blue lié à leur certification, sans l’avoir payé ! Vous avez dit confusion ?) et signifie que l’utilisateur paie un abonnement en échange de services, comme la possibilité de publier des messages longs (10 000 caractères) ou de bénéficier d’une meilleure visibilité.
Les organisations ont, elles, un badge jaune et les institutions publiques, un badge gris.
Avec Elon Musk, la liberté d’expression est donc totale (sauf quand on l’ennuie : des journalistes qui avaient indiqué à quel endroit il se trouvait ont été suspendus…), mais la visibilité se paie.
Une des fonctionnalités les plus intéressantes est le Views Count (compteur de vues) (le nombre de vues d’un tweet/post disponible sous le tweet, en plus du nombre de likes, depuis le 15 décembre), qui montrent qu’un tweet est en moyenne vu 100 fois plus qu’il n’est liké (mesure probablement prise par Twitter pour rassurer les annonceurs faces aux baisses d’engagement constatées).
Une autre nouvelle fonctionnalité qui nous semble très intéressante, car elle permet de travailler fact-checking et debunking, est celle des « Community Notes ».
Elle permet notamment d’ajouter une note de contexte sous un tweet qui contient une fausse information (ou incomplète, ou trompeuse etc.) comme dans l’exemple ci-dessous avec la mention « Des lecteurs ont ajouté un contexte qu’ils jugent utile pour les utilisateurs ». Pour faire partie de « ces lecteurs », il faut s’inscrire au programme Community notes et être validé par X.
Dans les changements les plus notables, l’onglet « pour vous », une fonctionnalité très maligne pour changer l’expérience utilisateur, dont nous reparlons plus loin.
Ce qui ne change pas : une machine à viraliser
Le sociologue Dominique Boullier, spécialiste du numérique, le rappelait le 26 août dans le podcast de France Inter Le code a changé, consacré à « L’ère des propagations » : l’architecture de Twitter est conçue pour la viralisation du contenu : messages courts (140 puis 280 caractères), hashtags, re-tweets…
Les fonctionnalités de départ de Twitter, celles qui font sa singularité, font que son essence même est de s’enflammer.
L’étude d’Angie sur les performances du Cac 40 sur les réseaux sociaux montre d’ailleurs que le taux de viralité moyen qu’on y observe (rapport entre le tweet le plus engagent et le tweet « moyen ») est de x20, alors que celui de LinkedIn est de x5.5 et celui d’Instagram de x4.
Twitter a changé de nom, mais la nature profonde de X est toujours la même…
Projet : mais que veut Elon Musk ?
Elon Musk avait déclaré vouloir faire de Twitter le WeChat occidental, c’est-à-dire un réseau multi-usages, incluant la messagerie, le paiement mobile… mais on en semble très loin aujourd’hui.
Malgré quelques évolutions (l’onglet « pour vous » à la TikTok, qui vient s’ajouter à l’onglet « abonnements »), X n’y ressemble absolument pas et ne semble pas avoir la taille critique qui permettrait d’en faire une telle « super-app ».
Plus récemment, on voit Elon Musk chercher à valoriser X en tant que « must » pour les créateurs de contenus (en leur promettant une monétisation de leur contenu). Mais là aussi, la concurrence est rude (Youtube, Instagram…) !
Une économie déficiente, une stratégie hésitante
La situation est très difficile, Twitter étant à la fois déficitaire et ayant des revenus en baisse : beaucoup d’annonceurs (on parle de la moitié) ont déserté la plateforme, inquiets de la tournure des événements ou d’annoncer dans un environnement hostile, de fake news, dans une sorte de « foire d’empoigne ».
Extrait de l’éditorial du Monde du 25 août 2023
Les différents ajustements effectués par Musk semblent montrer une hésitation entre :
- le modèle publicitaire (recrutement d’une CEO spécialiste de la pub, mise en place du compteur de views pour rassurer les annonceurs), mais qui s’affaisse
- le modèle d’abonnements payants (fermeture de l’API pour faire payer des services, lancement de Twitter Blue, test en juillet de limitation de la visibilité publique des tweets, qui « torpillerait » l’audience et donc montrerait une volonté de gagner de l’argent par les services…)
Le management brutal et imprévisible d’Elon Musk, très commenté par les médias (licenciements massifs, sondage « should I step down as CEO ? » sur son compte) ajoutant certainement à la confusion générale.
Elon Musk semble avoir oublié (ou n’avoir jamais su) que la prévisibilité est une des conditions de la confiance…
Alternatives : rien de convaincant à ce stade
La situation a bien sûr poussé nombre d’observateurs et d’utilisateurs à se poser la question : un autre réseau pourrait-il remplacer Twitter, en y rendant le même service d’instantanéité, de conversation ?
Ceux qui ont déménagé sur Mastodon sont revenus à cause de problèmes techniques. Meta en a profité pour lancer Threads, via Instagram, qui n’est pas encore disponible en Europe, en juillet.
Si Threads a connu un succès initial foudroyant (100 millions d’utilisateurs en 4 jours), il a connu une chute presque aussi spectaculaire et quasi-immédiate : la moitié de ses utilisateurs actifs était perdue à la fin du mois.
Cela s’explique par un effet très connu des sociologues du numérique : la loi du « vainqueur prend tout », qui fait que nous n’avons intérêt, en tant qu’utilisateurs qu’à aller là où est déjà le plus grand nombre, car c’est là que ça se passe.
Pour qu’un concurrent prenne la place de X, il faudrait donc soit que X ferme, soit que la majorité des 300 à 400 millions d’utilisateurs décide de « déménager » vers un autre réseau, tout en arrêtant d’être actif sur Twitter. Ce qui est loin d’être fait.
Extrait d’un thread de Tristan Mendès-France, spécialiste des cultures numériques, sur les alternatives à Twitter
Mais la belle audience de X ne garantit pas, pour autant et comme nous l’avons vu, son succès. Et c’est là tout le problème de Musk.
Pour les entreprises : s’en servir pour ce que X apporte de meilleur
Notre étude sur les pratiques des entreprises du Cac 40 avait déjà montré, en 2022, avant même le rachat par Elon Musk, une baisse de 20% du rythme de publications de ces dernières sur Twitter (avec un report sur LinkedIn).
Il est évident que toutes les entreprises sur la bonne stratégie, le bon dosage, voire le fait d’y être, pour elles comme pour leurs dirigeants.
Il reste très difficile de se positionner clairement tant que Twitter, pardon, X, reste dans cette période de recherches et d’évolutions expérimentales, confuses et d’économie chancelante.
Faut-il attendre la fin de la confusion pour décider de se renforcer, de faire évoluer sa stratégie ou de partir ? Celle-ci dure depuis bientôt un an et semble presque durable… en attendant les prochains rebondissements de ce feuilleton dont le contenu des prochains épisodes paraît très difficile à imaginer.
Pour rester pragmatiques, il ne nous semble pas qu’il faille abandonner la plateforme qui reste très fortement connectée à l’actualité et aux débats publics, et qui conserve une forte capacité virale et de résonance dans les médias…
A ce titre, il est important de noter que X a pris, avec l’évolution de son algorithme, une dimension très liquide : on ne touche pas forcément ses abonnés, et on peut facilement toucher des non-abonnés (ou voir des posts de comptes auxquels nous ne sommes pas abonnés, avec l’onglet « Pour vous »). Le nombre d’abonnés n’est (vraiment) plus le bon KPI.
X permet notamment de faire connaître très rapidement vos actualités et ne doit sans doute pas être surinvesti, mais utilisé pour les grandes annonces, les sujets sensibles, les prises de position, les grands événements et bien sûr, la veille.
La question qui doit se poser est celle des contenus moins forts : X ne tolère pas l’eau tiède.
Des hypothèses « pur fil actu » pourrait donc être envisagées, avec moins de contenus mais uniquement chauds.
D’autres approches plus ludiques peuvent être imaginées quand les sujets s’y prêtent, par rapport à la dimension « fun » du réseau. Dans cette perspective, l’approche qu’en fait Dassault Systèmes constitue un excellent benchmark : elle est à la fois fun, complice et conversationnelle.
Et bien sûr, la sponsorisation reste « l’assurance-viralité » et rend de grands services pour dépasser l’effet « bouteille à la mer » des posts sur X. D’un point de vue pragmatique, son efficacité est indiscutable. La question que certains se posent est plus philosophique : celle de l’environnement dans lequel les sponsorisations apparaissent, ou de soutenir une vision particulière de la liberté d’expression.
Enfin, en ce qui concerne l’employee advocacy, son rôle semble très diminué, la préférence des collaborateurs en entreprise allant très massivement sur LinkedIn.
Au final, la question reste ouverte. Avec Twitter devenu X, Elon Musk a-t-il tout changé pour que nous ne changions rien ?