Valeurs : la roue va-t-elle tourner dans le monde d’après ?
La question est au cœur de bien des débats relayés dans les médias depuis quelques semaines. La crise du Covid-19 dans ses dimensions sanitaire et économique marquera-t-elle un tournant ? Autrement dit, y aura-t-il un avant et un après ?
Ce monde d’après, la plupart l’appellent de leurs vœux. Mais si certains se montrent optimistes quant aux probabilités de son avènement, d’autres en doutent davantage et pensent que les comportements individuels et collectifs ne sont en réalité pas près de changer.
Or, les comportements sont assez intimement liés aux valeurs ancrées profondément dans la société.
À ce stade, un peu de théorie est sans doute nécessaire. Sur la base de nombreuses observations, Shalom Schwartz, un psychologue social israélien, a identifié dans les années 1980 douze (puis dix-neuf) valeurs fondamentales qui guident de manière souvent inconsciente et transsituationnelle les actions de chaque individu et par extension de chaque groupe d’individus.
Dans le modèle de Schwartz, les valeurs sont classées au sein de quatre familles qui fonctionnent par paires opposées :
- dépassement de soi vs croissance personnelle ;
- conservation vs ouverture au changement.
La roue va-t-elle tourner avec la crise ? Certaines valeurs (et familles de valeurs) vont-elles sortir renforcées de la période que nous traversons afin de permettre des évolutions sociétales réelles et sensibles ?
Plusieurs constats, qui devront être confirmés dans le temps, peuvent être faits, me semble-t-il.
- L’époque semble davantage consacrer le dépassement de soi que la croissance personnelle. L’humilité (comprendre qu’on est bien peu de chose dans un environnement si complexe) ou le soin apporté aux autres (on a encore en tête les applaudissements de vingt heures destinés aux soignants pendant le confinement) devraient continuer à s’ancrer comme de réelles priorités face à des valeurs telles que la domination, le pouvoir ou l’hédonisme, qui appartiennent sans doute davantage au monde d’avant.
- Sur l’axe « ouverture au changement vs conservation », les choses semblent un peu plus contrastées. La capacité d’adaptation à un monde qui se transforme très vite et de manière continue reste assurément une priorité. La stimulation et l’autodétermination devraient ainsi continuer d’être valorisées, notamment dans des entreprises qui ont souvent fait ces dernières années de la curiosité, de l’audace et de l’autonomie le socle de leur discours culturel. Indispensable sans doute pour leur permettre de développer leur capacité d’innovation et d’adaptation sur le terrain. Mais, en même temps, on peut envisager qu’un certain rééquilibrage se fasse et que des valeurs plus conservatrices connaissent un certain regain d’intérêt dans un monde qui apparaît aussi de plus en plus incertain et anxiogène. La recherche de sécurité (sanitaire notamment mais pas seulement), le sentiment d’appartenance, la modération et un certain sens de la discipline pourraient redevenir en partie prioritaires.
Dépassement de soi, équilibre ouverture au changement et conservation : ce triptyque somme toute assez confucéen nous éloigne de modèles plus libertaires (ouverture au changement et croissance personnelle) ou libéraux (dépassement de soi et ouverture au changement). Il semble cohérent avec l’impératif de résilience qui s’impose à nous si nous souhaitons développer notre capacité individuelle et collective à surmonter et à prévenir les crises.
Reste à savoir si les entreprises l’entendront ainsi et si, lorsqu’elles passeront leurs propres valeurs au tamis de la crise, elles assumeront de valoriser à nouveau des valeurs de conservation. Ou si elles délégueront cette priorité à d’autres institutions et notamment aux États.